Roots de secours

Elle s’appelait Cindy Dupont et elle zozotait. À l’école, je ne vous raconte pas ! Le martyre quotidien ! Tous ses petits copains la singeaient.

Ils disaient comme ça : « Thindy, tu thothotes, t'as un cheveu thur la langue. » Ou encore: « Mais thou est donc pathée Thindy ? Thavez pas vu Thindy ? » - Là, vous avez noté, j’utilise la graphie anglaise pour suggérer de la pilosité capillaire sur les sifflantes. À part ça, elle jouissait d’une bonne santé. Au point même qu’elle a fini par survivre à tous ces moqueurs. Et quand elle eut atteint l’âge de 160 ans, elle était la dernière personne à parler français sur la planète.

Car entre-temps, l’anglais s’était imposé partout, devenant langue officielle. Sournoisement d’abord, à travers des mots isolés qu’employaient de plus en plus les francophones : on déjeunait d’un sandwich, on partait en week-end, on enfilait un smoking pour prendre un cocktail. Par la suite, conformément aux exigences de l’OMC, on avait fini par interdire le français à l’école. À ceux qui s’obstinaient à le parler, on accrochait un sabot autour du cou. Avec un béret basque au dessus.

Mais ces choses là, ça n’a qu’un temps. Au moment précis où le français était en train de devenir une langue morte, une jeune génération de Français anglophones a commencé à s’y intéresser et à rechercher ses racines. El l’on a vu de plus en plus de Jonathan et de Jennifer baptiser leurs gosses Marcel ou Françoise. Revendiquer leur identité française. En anglais, naturellement, mais un anglais émaillé ça et là des mots français qu’on connaissait. Quand on se rencontrait, on disait « ça va ? » plutôt que « how are you ? ». On se quittait sur un « au revoir » plutôt que sur un « bye bye ». Bref, on était à la fois anglophone et anglophobe, et l’idée s’accréditait peu à peu que le pouvoir avait spolié les Français de leur langue, à leur corps défendant. Ce qui n’était pas totalement faux. Mais pas totalement vrai non plus. Car les Français avaient été complices de cette dépossession linguistique. On n’en voit guère qui n'aient saisi l’opportunité de supporter le challenge d’un coach, lors d’un match de football commenté en voix off par un reporter. Mais enfin, les gens ont besoin de vérités simples. Or la vérité de l’histoire est complexe. Et pas toujours bien venue. C’est donc sans coup férir que John Smith - qui signait Jean Desforges - fit croire au grand public qu’au début du XXIe siècle encore on pouvait lire dans les TGV : « Défense de cracher par terre et de parler français ».

Bravant l’OMC, on a alors mis sur pied les écoles “Semailles”, où l’enseignement se fait en français. Ce français-là a le mérite d’ostraciser systématiquement tout terme d’origine anglaise. Par exemple, au lieu de dire : « Après deux ou trois cocktails, le crooner était un peu stone dans son smoking, c’était cool », on conseillait plutôt: « Après deux ou trois queues de coq, le roucouleur était un peu caillou dans son fumant, c’était frais. »

L’avantage, c’est qu’on obtient alors un français pur jus. L’inconvénient, c’est que ce français-là n’a jamais été parlé par aucun francophone. Mais dans le contexte de l’époque ce n’était pas grave, vu qu’il n’en existait plus nulle part, des francophones. À part Cindy Dupont. Mais à 160 ans, on savait bien qu’elle n’allait plus faire obstacle longtemps à la régénération linguistique. Tant il est vrai que les problèmes linguistiques trouvent souvent des solutions biologiques.

En attendant, tant que Cindy était encore de ce monde, on est allé la collecter, comme on dit. Car elle était la seule référence, désormais, la seule informatrice autorisée. On a conservé d’elle et soigneusement classé tous les enregistrements où elle n’utilise aucun terme anglais. Et on a balancé tous les autres, soit environ les deux tiers. C’est en anglais néanmoins qu’ont eu lieu les entretiens des collecteurs avec elle, pour l’essentiel. D’abord, parce que beaucoup de collecteurs ne parlaient pas un français suffisant ; ensuite, parce que Cindy avait du mal à comprendre les autres. Elle ne savait pas ce qu’était un “fumant”, par exemple, ou un “roucouleur caillou”. Mais enfin, il y a eu incontestablement passage de témoin, ce qui permis à Édouard Tailleur - Ned Taylor à l’État civil- de sortir sa célèbre méthode de français, celle qui commence par « Comment êtes-vous ? Fin ? Je suis content de ce ». Cette méthode a eu beaucoup de succès, de sorte que ce Taylor là est devenu riche. Et célèbre. Au point qu’on a donné son nom à des écoles “Semailles”.

Un succès mérité. Car au manuel proprement dit, les éditeurs ont eu la bonne idée d’adjoindre des CDs permettant de s’imprégner de la prononciation idiomatique. Bien sûr, ce n’est pas Cindy qu’on entend sur les CD. Car elle n’a jamais eu connaissance de cette méthode. Elle avait appris autrement et disait autre chose, dans son français impur. Ça ne convenait pas forcément. Et on ne peut quand même pas demander à un informateur de tourner sept fois sa langue maternelle dans sa bouche avant d’énoncer de l’ethniquement correct. N’empêche que les gars qu’on entend sur les CDs, c’est avec Cindy qu’ils ont appris. Ils ont passé des mois à écouter les bandes, à rembobiner, à mettre sur pause, à recommencer. Jusqu’à ce qu’ils aient tout pigé. Et là, je sais que vous avez déjà deviné, mais je le dis quand même : vous pouvez repasser le disque cinquante fois, vous entendez toujours au même endroit : « Je thuis content de the ». Et pareil partout, chaque fois qu’il y a une sifflante. Tha thothote touthathimuts. On a sauvé le français, on l’a enseigné, on l’a diffusé, il y aura de plus en plus de gens à le parler. Mais c’est un français d’anglophones dont la seule référence est Cindy. Et il n’y a plus d’autochtones pour rigoler.

Épistémologix