Extrait du Guide critique de l'évolution, dirigée par Guillaume Lecointre, paru chez Belin en 2009.

2. Les fondements de l’évolution biologique en bref

L’évolution biologique telle qu’elle est aujourd’hui validée par les scientifiques repose sur un enchaînement extrêmement simple de constats et de déductions, qui furent déjà ceux que Charles Darwin (1809—1882) documenta méticuleusement dès 1859 dans son ouvrage L’Origine des espèces. Cet enchaînement a été validé un nombre incalculable de fois par des chercheurs de terrain, mais également en laboratoire, puis grâce à des expériences « grandeur nature » en permanence réalisées par l’industrie agronomique (lorsqu’elle tente de contrer les capacités évolutives de ravageurs), par l’industrie biotechnologique (lorsqu’elle tire parti des capacités évolutives d’êtres vivants pour leur faire fabriquer des molécules) ou encore par la recherche biomédicale (lorsqu’elle doit lutter contre les capacités évolutives des agents pathogènes pour l’homme). L’enchaînement logique est le suivant :

Constat n° 1

Parmi les individus qui se reconnaissent comme partenaires sexuels potentiels, il y a des variations (physiques, génétiques, d’aptitude, etc). Quelle que soit la source de cette variation, il existe donc au sein de ce que nous reconnaissons comme des espèces une capacité naturelle de varier : la variabilité.

Constat n° 2

Dès les débuts de la domestication, les hommes ont toujours modelé les êtres vivants à leurs besoins par des croisements sélectifs. Depuis plus de dix mille ans, une sélection artificielle est ainsi pratiquée en horticulture et en élevage au sein même de ce que nous appelons une espèce. Il existe donc chez une espèce donnée une capacité naturelle à être sélectionnée : la sélectionnabilité. Cette idée en implique une autre, très importante : les variations sont héritables d’une génération à l’autre et c’est d’ailleurs ce qui permet la sélection artificielle.

Question

Est-ce que la variabilité naturelle est sujette à sélection dans la nature? Cette question revient à se demander quel pourrait être l’agent qui produirait cette sélection.

Constat n° 3

Les espèces se reproduisent tant qu’elles trouvent des ressources (qu’il s’agisse d’aliments ou de conditions optimales d’habitat). Leur taux de reproduction est alors tel qu’elles parviennent jusqu’à la limite d’épuisement de ces ressources, ou bien que d’autres facteurs limitant leur population entrent en jeu (comme la prédation par d’autres espèces). Quand ces conditions limites sont atteintes, il y a surpeuplement. Il existe donc une capacité naturelle de surpeuplement. Cette capacité est observable de manière manifeste lorsque les milieux sont perturbés, par exemple lorsque des espèces allogènes (introduites par l’homme dans un milieu qui n’est pas le leur) envahissent subitement un environnement fermé comme une île. Ainsi, l’histoire des hommes fournit de multiples exemples de transferts d’espèces suivis de pullulations, comme ce fut le cas avec l’importation du lapin en Australie.

Constat n° 4

Pourtant, il existe des équilibres naturels. En effet, le monde naturel tel que nous le voyons — non perturbé par l’homme — n’est pas constitué d’une seule espèce hégémonique, mais au contraire de multiples espèces en coexistence, et cela malgré la capacité naturelle de surpeuplement de chacune.

Inférence

Chaque espèce constitue une limite pour les autres espèces, soit qu’elle occupe leur espace de vie, soit qu’elle les exploite (prédation, parasitisme), soit qu’elle exploite les mêmes ressources alimentaires qu’elles, etc. Les autres espèces constituent donc autant de contraintes qui jouent précisément un rôle d’agent sélectif.

Constat n° 5

Le succès de la croissance et de la reproduction des espèces dépend également d’optimums physiques (température, humidité, rayonnement solaire, etc.) et chimiques (pH, molécules odorantes, toxines, etc.). En fait, ces facteurs physiques et chimiques de l’environnement constituent eux aussi des facteurs contraignants et jouent donc également le rôle d’agents sélectifs.

Conclusion

Variabilité, sélectionnabilité et capacité au surpeuplement sont des propriétés observables des espèces. L’environnement physique, chimique et biologique est constitué de multiples facteurs qui opèrent une sélection naturelle à chaque génération. Cela signifie qu’au sein d’une espèce, les individus porteurs d’une variation (les variants) momentanément avantagée par les conditions du milieu — le milieu pris au sens large: tant physique, chimique que biologique — laisseront davantage d’individus à la génération suivante que ceux qui portent une autre variation. Si ces conditions se maintiennent assez longtemps, la fréquence du variant avantagé dans la population finira par atteindre 100 %. L’espèce aura donc quelque peu changé: elle n’est pas stable dans le temps. La sélection naturelle se traduit donc simplement par un succès reproductif différentiel.

Cependant, la source de variation est indépendante du milieu et, au bout d’un certain temps, de nouveaux variants pour le même trait apparaissent à nouveau. Si bien qu’à terme, si les conditions du milieu changent, d’autres variants que le variant précédemment majoritaire peuvent se trouver à leur tour avantagés. C’est pourquoi on dit que la variabilité maintenue dans une espèce constitue en quelque sorte son assurance pour l’avenir, donnée bien connue des agronomes. La promesse d’avenir d’une espèce n’est pas dans l’hégémonie du « variant le plus adapté » (la fameuse « survie du plus apte »), mais dans le maintien au sein des populations de variants alternatifs par une source continue de variations. Pour forcer le trait, on pourrait dire que le succès d’aujourd’hui est assuré par le plus apte, celui de demain par une « réserve » d’individus aujourd’hui « moins aptes ».Le monde vivant tel que nous le voyons est donc dans un état d’équilibre face aux différentes contraintes qui, en permanence, interagissent entre elles et agissent sur lui. Il est le fruit d’une sélection naturelle de variations qui se sont avérées, au cours du temps, avantageuses. Mais comment des traits qui varient peuvent-ils rester fonctionnels ? En effet, les changements peuvent altérer les fonctions des structures qui varient. En fait, les structures faiblement fonctionnelles tendent à disparaître. L’optimalité de leur fonction malgré le changement fut la condition de leur survie. D’où cette impression — qui fut longtemps utilisée dans un autre contexte par les théologiens pour glorifier sagesse et puissance divines — que « la nature est bien faite ». L’explication est simplement que les solutions trop désavantageuses ne sont pas parvenues jusqu’à nous.

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