Extrait du Guide critique de l'évolution, dirigée par Guillaume Lecointre, paru chez Belin en 2009.

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3. Obstacles et difficultés les plus courants concernant l’évolution biologique

L’enchaînement de constats et déductions logiques qui constitue le socle de l’évolution biologique peut être très simplement résumé. Il en est de même des faits qui sont souvent ignorés ou mal compris la concernant.

3.1. Il reste toujours des variants non optimaux

Des variants désavantagés par les conditions du milieu du moment apparaissent en permanence. Selon la lourdeur du handicap qu’ils induisent (et qui sont transmis à la descendance), leur maintien dans les générations suivantes est plus ou moins compromis. En outre, certains traits qui paraissent handicapants (par exemple, l’accouchement par le clitoris chez les hyènes tachetées femelles, qui provoque le décès d’une partie des nouveaux-nés) sont en fait biologiquement liées à d’autres traits fournissant un avantage déterminant (l’agressivité des femelles, qui entraîne secondairement la masculinisation partielle des organes génitaux externes, voir dossier 4.2), d’où leur maintien. Ces considérations nous forcent à relativiser cette impression que nous avons d’une « nature bien faite ». Bien des espèces paient un lourd tribut pour le maintien de dispositifs qui nous semblent «absurdes», mais sont en quelque sorte de nécessaires fardeaux.

Un trait, lorsqu’il apparaît, peut être avantageux ou désavantageux pour son porteur. Mais dire qu’un trait (ou une variation sur un trait) est « adapté » est un abus de langage. Rigoureusement parlant, un trait ne peut pas être adapté car l’adaptation n’est que le résultat de la sélection naturelle opérée sur de multiples traits. À l’échelle des individus, un trait ne peut être qu’avantageux ou pas. Le succès reproductif qu’il entraînera ne sera constaté que plus tard. Lorsque l’on parle de la sélection naturelle comme la « survie du plus apte », on emploie une formule inexacte et trop peu précise. Tout d’abord, l’aptitude n’est constatée que subséquemment au succès reproductif ; ensuite, on ne dit pas ce qui est « plus apte » et on laisse ainsi entendre qu’il s’agit d’un individu. Or, ce qui se trouve avantagé, c’est un variant représenté par plusieurs individus.

Un individu ne peut pas être considéré comme « adapté » : l’adaptation n’est que la résultante des effets sélectifs appliqués à de multiples traits sur une population entière.

3.2. Il existe des variants sélectivement neutres

Le socle de base de la proposition darwinienne de mécanisme évolutif que nous venons de décrire a été complété au XXe siècle par le modèle dit « neutraliste ». Des variants sélectivement neutres à l’égard des facteurs du milieu peuvent voir leur fréquence varier de façon aléatoire dans les populations, au gré des croisements. Cette fréquence peut même atteindre 100 %, et cela d’autant plus facilement que l’effectif de la population sera réduit (voir dossier 3.1 ; ces variants peuvent éventuellement perdre ultérieurement leur neutralité, quand les conditions du milieu changent).

3.3. L’individu s’efface

On sait aujourd’hui qu’il n’y a pas d’hérédité des caractères physiques acquis. Les individus ne transmettent rien de leur expérience somatique à leur descendance (chez certaines espèces, ils peuvent transmettre des comportements et des valeurs, mais ce n’est pas ce que l’on appelle des caractères somatiques). Sur le plan physique, ils se comportent comme des conduits passifs, transmettant par les cellules sexuelles à leur descendance ce qu’ils ont reçu eux-mêmes de leurs parents. Et encore, compte tenu des remaniements génétiques de la méiose et du tirage aléatoire des gamètes qui réaliseront une fécondation, l’individu ne transmet qu’une partie de ce qu’il a reçu et dans un ordre qu’il ne maîtrise bien sûr absolument pas. La seule manière qu’a un individu d’influer sur la constitution physique de sa descendance réside dans le choix de son partenaire sexuel et le nombre de descendants qu’il aura avec. Tel est l’impact que l’individu peut avoir sur la population. Dans le raisonnement évolutionniste, l’individu s’efface devant la population. Cela ne flatte pas notre ego et ne convient pas à nos réflexes élémentaires. C’est peut-être la raison pour laquelle nous ne cessons de ramener inconsciemment le raisonnement évolutif à l’individu. La « survie du plus apte » n’est pas la survie de l’individu le plus apte, mais le maintien dans la population du variant d’un trait momentanément plus avantagé que d’autres variants du même trait. En outre, il ne s’agit pas vraiment de la survie, mais d’un succès reproductif. Il ne s’agit pas non plus du « plus apte » (voir plus haut). Cette formule devrait donc être maniée avec précaution ou remplacée par la « succès reproductif des individus portant le variant avantagé par les conditions du milieu ».

Dans le raisonnement évolutionniste, l’individu s’efface devant la population. On ne devrait pas parler de « survie du plus apte » mais de « succès reproductif des individus portant le variant avantagé par les conditions du milieu ».

3.4. Ni but, ni destinée

De l’exposé qui précède découle un constat immédiat : l’espèce n’est pas stable, l’environnement non plus et cela, à plus ou moins long terme. Si rien n’est stable, pourquoi ne voyons-nous pas une continuité de formes organiquement désordonnées? Pourquoi, malgré la variation, les individus se ressemblent-ils ?

En fait, le vivant est la résultante de forces de maintien organique et de forces de changement. Parmi les forces du maintien organique, la sélection naturelle, par le moyen des facteurs sélectifs qui agissent dans un milieu stable, élimine, pour un temps seulement, les individus non optimaux de la postérité généalogique. Elle participe donc au maintien des « discontinuités » que nous percevons. En d’autres termes, nous n’observons pas dans la nature d’animal mi-lézard vert mi-lézard des murailles, car il n’y a pas eu de « niche d’optimalité » correspondant à une telle forme.

Un autre élément qui participe à la stabilité organique est le croisement entre partenaires sexuels lors de la reproduction, qui limite les effets des mutations aléatoires subies par tout individu. En effet, si des individus haploïdes se clonaient, toute altération génétique aurait immédiatement des répercussions somatiques. Le fait d’être diploïde a longtemps été interprété comme une disposition sélectionnée en raison d’un avantage de compensation: si un gène est altéré, une éventuelle déficience somatique résultante aura des chances d’être compensée par l’autre copie non altérée du même gène. La diploïdie tamponne donc les effets des mutations. Mais ce n’est pas tout: par l’échange et le brassage des gènes associés à la sexualité, une redistribution des différentes versions d’un même gène s’opère à chaque génération, diminuant drastiquement la probabilité d’avoir deux copies altérées d’un même gène chez un individu.

En outre, les contraintes architecturales internes héritées des ancêtres canalisent le changement. Par exemple, des contraintes mécaniques liées à la pression conditionnent l’expression de certains gènes du développement embryonnaire (phénomène bien documenté lors de la gastrulation chez la drosophile). De même, des contraintes fonctionnelles internes évidentes limitent le champ des changements possibles. C’est ainsi que bien des embryons « malformés » meurent avant même d’avoir été confrontés directement au milieu.

La sélection naturelle est le carburant de l'évolution biologique, mais elle constitue également une force de maintien d'une certaine stabilité organique. Ainsi, nous n'observons pas dans la nature d'animal mi-lézard vert mi-lézard des murailles, car il n'y a pas eu de « niche d'optimalité » correspondant à une telle forme au cours de l'évolution.

Parmi les forces du changement, il y a d’abord les sources mêmes de la variation, c’est-à-dire les causes des mutations au niveau du génome. Citons par exemple, les erreurs commises par les ADN polymérases qui, bien que très fidèles, laissent tout de même passer des « coquilles » parmi les milliards de paires de bases recopiées. En outre, lorsque le milieu change, les conditions sélectives changent également. Dans ces nouvelles conditions, la sélection naturelle devient aussi la courroie de transmission du changement sur les êtres vivants, des changements qui ne traduisent aucun «but», mais seulement les aléas du milieu.

Quelle que soit l’ampleur des changements et quelle que soit l’intensité des contraintes architecturales et fonctionnelles internes, la multitude de facteurs imbriqués qui sont en jeu est telle qu’il est impossible, au plan théorique, de donner une priorité absolue aux forces stabilisatrices. En d’autres termes, par le fait même de la sélection naturelle, le devenir d’une espèce est imprévisible parce que l’évolution à long terme du milieu et l’occurrence des variations sont imprévisibles, et cela rend du coup caduque toute notion de « destinée ». Rien n’est écrit dans le marbre, et l’on a coutume de dire, après Stephen J. Gould (1941-2002), que si nous revenions à un point antérieur quelconque du film de la vie, la probabilité pour que la série d’événements se déroulant sous nos yeux à partir de ce temps soit exactement la même que celle qui a mené au monde actuel est infiniment petite.

Malgré l’existence de forces de maintien d’une certaine stabilité organique, par le fait même de la sélection naturelle, le devenir d’une espèce est imprévisible : l’évolution à long tenue du milieu même et l’occurrence des variations sont imprévisibles. Cela rend du coup caduque toute notion de « destinée».

La notion même de destinée est incompatible avec tout processus historique, processus évolutif compris. C’est l’une des difficultés psychologiques les plus difficiles à surmonter lorsque l’on tente de faire comprendre le processus évolutif à un public qui confond le discours sur les faits naturels et le discours sur les valeurs. En effet, l’absence de « but » et de « destinée » dans l’explication scientifique d’un phénomène naturel ne relève que de l’amoralité — ne pas confondre amoral et immoral! — de la démarche scientifique et de sa neutralité métaphysique. Ce n’est que si le discours scientifique est improprement transposé en un discours moral et] ou métaphysique, que cette absence de but et de destinée nous paraît désespérante, intolérable, immorale. Bien entendu, ce n’est pas la théorie de l’évolution qu’il faut récuser dans ce cas, mais la confusion entre le discours scientifique sur les faits, méthodologiquement défini et limité (nous verrons comment), et le discours sur les valeurs, qui relève de processus d’élaboration très différents. Il convient alors d’expliquer que nos réflexes psychologiques (buts, actions intentionnées) et nos espoirs (destinée) ne doivent pas être projetés dans une explication scientifique de l’origine des espèces. La théorie de l’évolution n’incorpore ni but ni destinée, ne défend ni ne préconise aucune valeur, aucune morale, n’autorise aucun espoir : ce n’est tout simplement pas le rôle d’une théorie scientifique.

La théorie de l’évolution n’incorpore ni but ni destinée, ne défend ni ne préconise aucune valeur, aucune morale et n’autorise aucun espoir: ce n’est tout simplement pas le rôle d’une théorie scientifique.

3.5. L’espèce n’est pas inscrite dans le marbre

Le vivant n’est pas stable. Il peut être conçu comme un fleuve de générations, qui se divise en bras, chaque bras se divisant à son tour, etc. Les individus d’une généalogie changent et les formes d’une population à une génération (t) diffèrent des formes de la génération (t + n).

Des portions d’arbre généalogique peuvent diverger, séparées par des obstacles physiques, chimiques, biologiques, etc.: c’est l’endroit où le fleuve se divise en plusieurs bras. De part et d’autre du point de divergence, les individus peuvent ne plus jamais se rencontrer, de même que leurs descendants respectifs. Ou bien leurs descendants se rencontrer à nouveau, mais ne plus se reconnaître comme partenaires sexuels. Ou encore se croiser à nouveau, mais produire une descendance stérile. Dans ces conditions, on dira alors que les individus qui constituent ces portions du fleuve généalogique ne font désormais plus partie de la même espèce. L’espèce n’est donc pas écrite sur les êtres vivants, ni inscrite dans une essence dont ils seraient porteurs, ni dans le ciel; elle n’est pas éternelle; elle n’est pas stable. L’espèce est d’abord ce que nous voulons qu’elle soit, c’est-à-dire qu’il en existe une définition théorique: l’espèce n’est rigoureusement définie que dans la durée, puisque c’est l’ensemble des individus qui donnent ensemble une descendance fertile depuis un point de rupture du flux généalogique théorique jusqu’au point de rupture suivant (figure 1). Après ce point de rupture, les individus qui ne sont plus interféconds avec leurs formes parentales ou «latérales» (issues d’autres bras du fleuve du Vivant) constitueront par convention une nouvelle espèce.

Ajoutons que définir au plan théorique est une chose, reconnaître en est une autre. Ici et maintenant, dans le temps présent, le meilleur critère de reconnaissance d’une espèce dont on puisse disposer est l’interfécondité : font partie de la même espèce des individus qui se reconnaissent comme partenaires sexuels et qui donnent une descendance fertile. Bien entendu, les scientifiques n’ont pas toujours la possibilité d’utiliser ce critère d’interfécondité et, souvent, ils doivent reconnaître une espèce en se fondant sur la seule ressemblance physique, avec les risques que cela comporte (espèces jumelles, C’est-à-dire d’aspect très semblable, mâle et femelle tellement dissemblables qu’ils pourraient être assignés à des espèces différentes sur la base de leur seule apparence, etc).

Figure 1. Visualiser la définition théorique de l'espèce. Cet arbre généalogique représente un flux de générations. Chaque boule est un individu qui se croise avec d’autres et produit une descendance fertile. Si des individus d’une branche ne rencontrent plus les individus d’une autre branche, ils ne se croisent plus et, dès lors, ils divergent. Après un certain temps, même s’ils se rencontrent de nouveau, ils ne peuvent plus avoir ensemble de descendance fertile. On définit ainsi une espèce comme l’ensemble des individus qui se reconnaissent comme partenaires sexuels et produisent une descendance fertile, depuis un point de rupture du flux généalogique jusqu’au suivant.